Même salon. Au fond, la moitié des rayons de la bibliothèque sont vides. Marina emmitouflée est assise seule sur une chaise. Elle feuillette un livre avec un air perplexe. Le professeur entre. Son manteau est couvert de neige, ainsi que sa toque de fourrure.
LE PROFESSEUR. (enlevant toque et manteau). Et dire que, quand j’étais petit, j’aimais la neige ! (Il pend ses oripeaux près de la porte. Marina continue à lire. Il la regarde.) Joie et douceur du foyer : la femme lit en attendant le retour de l’homme. On vous ajouterait vingt kilos et vous seriez une vision tout à fait rassurante, Marina. (Elle ne réagit toujours pas.) Et la femme se lève et accueille l’homme avec des cris de bonheur.
MARINA (qui semble enfin s’apercevoir de sa présence). Vous disiez quelque chose, Professeur ?
LE PROFESSEUR. Oh, rien, je fantasmais. (Il va s’asseoir sur une autre chaise. Le mauvais temps l’a exténué.) Que lisez-vous, mon enfant ?
MARINA (sans le regarder). La Cuirasse du prophète.
LE PROFESSEUR. C’est bien, ça, de lire Sorloff ! Je suis impressionné par votre soif de culture.
MARINA. Vous vous moquez de moi ?
LE PROFESSEUR. Pas du tout. Qu’une jeune fille maigre et frigorifiée ait la détermination de s’initier à un auteur difficile, en dépit des bombardements, je trouve ça sincèrement admirable.
MARINA (le regarde enfin, très douce). Je ne suis pas en train de m’initier à un auteur difficile, Professeur. Savez-vous ce que je suis en train de faire ? Je lis chaque phrase avec lenteur et circonspection et à chaque phrase je me demande : « Y a-t-il, dans ce sujet, ce verbe, ce complément, cet adverbe, y a-t-il quoi que ce soit qui vaille une belle flambée au cœur d’un poêle ? Le sens profond (ou supposé tel) de cette phrase est-il plus nécessaire à ma vie qu’un degré de plus dans cette pièce ? » Tenez, je vous lis une ligne au hasard : « Il y avait longtemps que le silence ne lui avait semblé aussi suspect. » Je n’ai rien à reprocher à cette phrase, je vois même où se situe sa profondeur, mais je pose cette question : en quoi ce silence suspect a-t-il plus de valeur qu’une minute de chaleur ?
LE PROFESSEUR. Vous savez très bien qu’une phrase tirée de son contexte n’a pas d’intérêt.
MARINA. Je suis prête à la replacer dans son contexte : Emile a écouté les doléances de sa mère. Il l’a aidée à se remettre au lit, puis il est allé lire le journal à côté en attendant que la pauvre femme s’endorme. Je comprends son sentiment d’impuissance devant les souffrances de sa mère, je comprends en quoi le silence lui paraît suspect. Mais je persiste à ne pas comprendre en quoi ceci vaut plus qu’une minute de chaleur.
LE PROFESSEUR. Vous oubliez le style, Marina.
MARINA. Non. J’ai bien remarqué que cette succession de sifflantes avait un côté : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » qui rend le silence encore plus suspect. Bravo, Sorloff. En quoi ces allitérations vont-elles me faire oublier que je crève de froid ?
LE PROFESSEUR. Elles ne vous le feront pas oublier. Mais cette histoire se passe en pleine débâcle, au cours de cet épisode de la dernière guerre où nous étions persuadés qu’il n’y avait plus d’espoir. Vous voyez donc où en est l’intérêt.
MARINA. Oui, c’est un beau message d’espoir pour moi. Mais je vous assure que ce beau message d’espoir ne me réchauffe pas.
LE PROFESSEUR. Enfin, Marina! Le but de la littérature n’est pas de vous réchauffer.
MARINA. Ah bon ? (Elle jette le livre par terre avec rage.) Alors, je me fous de la littérature.
LE PROFESSEUR. Pauvre petite idiote primaire.
MARINA (douce). Si la littérature est assez cynique pour ne pas remarquer que je souffre le martyre, je ne vois pas pourquoi je devrais la respecter, moi.
LE PROFESSEUR. Vous devenez un véritable animal, Marina.
MARINA. Non : je suis un animal.
LE PROFESSEUR. Même les animaux ont le sens de la durée. Ce livre est éternel. S’il devait brûler, la flambée durerait deux minutes.
MARINA. Comment peut-on se préoccuper d’éternité ?
LE PROFESSEUR. Ce n’est pas mal, l’éternité.
MARINA. Pourquoi ?
LE PROFESSEUR. Ça dure longtemps.
MARINA. Et dire que vous avez écrit quinze thèses pour trouver une chose pareille !
LE PROFESSEUR. Les quinze thèses ne m’ont pas servi à comprendre ce qu’était l’éternité. On a le sens de l’éternité ou on ne l’a pas : c’est inné. Il est clair que vous ne l’avez pas, ou que vous ne l’avez plus.
MARINA. A supposer que je l’aie eu un jour, Professeur, j’ai froid ! L’éternité ne fait pas le poids devant deux minutes de chaleur.
LE PROFESSEUR. Évidemment ! Vous restez immobile pendant des heures ! Quand on a froid, on bouge, on remue !
MARINA (immobile). Quelle bonne idée ! Quelles gesticulations me proposez-vous ? Une grande promenade dans la rue, par exemple ? Il y fait encore plus froid qu’ici et l’on y reçoit une balle perdue une fois sur deux. C’est pittoresque.
LE PROFESSEUR. Il n’y a pas que les promenades. On peut bouger à l’intérieur, aussi. Vous pourriez danser ! C’est de votre âge, en plus.
MARINA. Danser, toute seule et sans musique !
LE PROFESSEUR. Pourquoi pas ? Ce serait le comble de la chorégraphie minimaliste. On vous admirerait en Occident.
MARINA. Après l’éternité, vous invoquez l’Occident ! Vous avez le talent de parler de grands machins qui n’existent pas.
LE PROFESSEUR. Admirable, Marina ! Il faut proposer cela aux dictionnaires : « Occident : grand machin qui n’existe pas. Voir Éternité » — éternité serait écrit en caractères gras. Oh, pardon.
MARINA. Pourquoi vous excusez-vous ?
LE PROFESSEUR. Parler de gras, devant vous, c’est de mauvais goût. Autant parler d’une chuté d’eau au Sahel.
MARINA (fière). Ne vous gênez pas. Si vous croyez que j’ai envie de graisse ! J’ai toujours eu horreur de ça. Moi, je veux du feu, des flammes, je veux que ça brûle !
LE PROFESSEUR. Mon petit, il faudra attendre ce soir. C’est vous-même qui avez édicté la règle : la flambée quotidienne, c’est une heure avant de se coucher.
MARINA. Je sais. Mais il est trois heures de l’après-midi ! Je ne peux plus attendre ! (Elle replie ses genoux sur la chaise et les prend entre ses bras avec un air de désespoir. Le professeur la regarde avec commisération.)
LE PROFESSEUR. Le désespoir ne vous réchauffera pas. Il faut bouger, Marina. Bouger !
MARINA. Pour quoi faire ? Bouger comme ça, dans le vide ? Bouger pour bouger ?
LE PROFESSEUR. Eh bien oui ! Le but est de vous réchauffer, alors, peu importe le mouvement.
MARINA (inerte). Je ne sais pas. Je crois que bouger sans but n’est pas dans la nature humaine.
LE PROFESSEUR. C’est quoi, la nature humaine ?
MARINA. C’est ce que les hommes font.
LE PROFESSEUR. Excellent ! Vous me rappelez le doyen de la Faculté de mathématiques, à qui l’on avait demandé : « Maître, pouvez-vous définir les mathématiques ? » Et il avait répondu : « C’est ce que les mathématiciens font. »
MARINA. Ma foi, c’est une bonne réponse.
LE PROFESSEUR. Et qu’est-ce que les hommes font, Marina ?
MARINA. Les hommes font la guerre. La guerre est dans la nature humaine.
LE PROFESSEUR. Vérité implacable. Et les femmes, que font-elles ?
MARINA. La même chose que les hommes.
LE PROFESSEUR. Vous faites la guerre, vous ?
MARINA. Nous la faisons tous, Professeur.
LE PROFESSEUR. Et en quoi consiste votre guerre, Marina ?
MARINA. Ma guerre est la pire. Elle est pure souffrance, elle est assommante, elle ne laisse aucune chance à l’héroïsme : ma guerre consiste à avoir froid. Avez-vous lu Bernanos ?
LE PROFESSEUR. L’étudiante sonde les connaissances du professeur. Je n’enseigne pas la littérature française, mais j’ai lu Bernanos, oui. Pourquoi ?
MARINA. Il a écrit la plus grande vérité du monde, qui tient en une seule phrase : « L’enfer, c’est le froid. »
LE PROFESSEUR. Oui. Je ne pense pas qu’il le disait dans le même sens.
MARINA. Peu importe ! Cette phrase est vraie dans tous les sens ! Enfin une vérité qui n’est pas une vérité de luxe ! Je ne supporte plus les vérités de luxe. L’enfer, c’est le froid. Eh bien, je suis en enfer ! Et il n’y a rien d’autre à dire.
LE PROFESSEUR. (fermement). Mais il y a autre chose à faire. Remuez-vous, Marina ! (Elle garde ses genoux entre ses bras et ne bouge pas.) S’il vous faut absolument une raison pour bouger, je puis en trouver cent. Regardez comme cette pièce est sale ! Prenez-moi un balai et un chiffon, et nettoyez-moi ça.
MARINA. Et puis quoi encore ? Je ne suis pas votre femme de chambre !
LE PROFESSEUR. Non, certes ! C’était pour donner un prétexte, puisque vous en avez besoin.
MARINA. Un prétexte qui vous arrangerait bien.
LE PROFESSEUR. L’enjeu n’est pas là ! Vous réagissez comme les pauvres, vous placez votre honneur de manière à en être la victime.
MARINA. C’est normal. J’ai toujours été pauvre.
LE PROFESSEUR. Et les pauvres, quand ils souffrent du froid, ils restent assis sur des chaises sans bouger ?
MARINA. Mais oui. Il faut être riche pour avoir la force de réagir. Quand les pauvres ont froid, ils font comme les moineaux : ils gonflent leurs plumes comme pour se terrer en leur propre chaleur et ils ne bougent plus.
LE PROFESSEUR. Je vous trouve bien maigre pour quelqu’un qui gonfle ses plumes.
MARINA. C’est parce que je n’ai plus beaucoup de plumes.
LE PROFESSEUR (se levant brusquement). Oui. Aussi la stratégie du moineau ne vous convient-elle pas. (Il vient près d’elle et lui tend la main.) Venez.
MARINA (inerte). Où ça ?
LE PROFESSEUR. Vous disiez que vous ne vouliez pas danser seule. Alors, dansez avec moi.
MARINA. C’est grotesque.
LE PROFESSEUR. Je vous remercie.
MARINA. Il n’y a pas de musique !
LE PROFESSEUR. À la guerre comme à la guerre ! Allez !
Il lui prend le bras et la tire de sa chaise. C’est un combat : elle fait la lourde, il la soulève quand même et l’attrape. Il la tient comme pour danser un tango. Elle se débat comme un diable. Il la promène à travers la pièce en un tango de boxe. L’impression de lutte est d’autant plus violente qu’ils ne font aucun bruit. Marina finit par se dépêtrer et file de l’autre côté de la pièce où elle se fige et fait face au professeur, furieuse.
LE PROFESSEUR (éclatant de rire). Voilà ! Je suis sûr que vous avez moins froid, maintenant.
MARINA (outrée). Vous n’avez pas honte ?
LE PROFESSEUR. Au contraire ! Je vous ai réchauffée.
MARINA. Vous ne m’avez pas réchauffée, vous m’avez glacée. Le ridicule, ça donne froid !
LE PROFESSEUR. C’est vous qui êtes ridicule. Quel personnage êtes-vous en train de me jouer ? La vierge effarouchée ? En quoi ai-je sali votre incomparable petit corps ?
Marina ne dit rien et retourne s’asseoir avec pour le professeur un regard lourd. Elle refait sa « boule » : elle prend ses genoux entre ses bras, pieds sur la chaise.
LE PROFESSEUR. Vous vous imaginez que je vous désire ? (Silence.) Désolé de vous décevoir, je ne vous désire pas du tout. (Silence. Il retourne s’asseoir.) Vous êtes trop maigre pour susciter le désir.
MARINA (très douce). Qui vous parle de désir, Professeur ?
LE PROFESSEUR (subitement exaspéré). Vous savez très bien ! Dès qu’il y a un homme et une femme en tête à tête dans une pièce, les gens ne pensent qu’à ça !
MARINA (toujours très douce). Les gens ? Les gens n’ont rien dit. Et pour cause : il n’y a personne à part vous et moi. C’est vous qui avez parlé de désir.
LE PROFESSEUR (se levant avec un soupir). Oh, ça va, Marina. Ne tirez pas avantage de la situation. (Il va vers la bibliothèque et lui tourne le dos.)
MARINA. Je ne vois vraiment pas quel avantage je pourrais tirer de cette situation.
LE PROFESSEUR (en regardant les livres). C’est ça, faites l’innocente, ça va bien avec votre genre de beauté. (Elle hausse les épaules, se lève, ramasse le livre qu’elle avait jeté par terre et va vers le poêle devant lequel elle s’agenouille. Elle cherche les allumettes. Il est clair quelle agit sans se cacher. Le professeur tourne la tête vers elle et la voit.) Puis-je savoir à quoi vous jouez ? (Elle ne répond pas, trouve les allumettes et s’apprête à déchirer le livre. Le professeur se jette sur elle et le lui arrache.) Vous êtes folle ?
MARINA (fort). J’ai froid. (Toujours à genoux.)
LE PROFESSEUR. On le saura.
MARINA (fort). Non, on ne le sait pas ! Si on le savait, si on savait combien c’est horrible, on serait déjà venu me réchauffer ! Si vous aviez une idée de ce que j’endure, vous brûleriez tous vos livres à l’instant ! C’est parce que vous ne savez pas, c’est parce que personne ne sait – personne, personne ne laisserait quelqu’un souffrir comme je souffre !
LE PROFESSEUR. Vous vous figurez que vous êtes la seule ?
MARINA. Je n’en sais rien, mais peu m’importe. Je suis en enfer ! (Toujours à genoux, elle frappe le sol avec ses poings et crie.) Je suis en enfer ! Je suis en enfer ! Je suis en enfer ! Je suis en enfer !
LE PROFESSEUR (qui se jette sur elle, à genoux derrière elle pour lui attraper la tête et lui bâillonner la bouche avec ses deux mains). Vous avez fini, espèce de petite furie ? (Elle se débat, plonge en avant, il plonge sur elle, mais sa bouche est libérée.)
MARINA (la voix étouffée). Pourquoi devrais-je m’arrêter ? De toute façon, personne ne m’entend.
LE PROFESSEUR (toujours sur elle). Précisément parce que personne ne vous entend.
MARINA. Alors, ça ne dérange personne.
LE PROFESSEUR. Ça me dérange, moi.
MARINA. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
LE PROFESSEUR (qui se redresse, se lève et la laisse libre. Elle reste assise par terre). J’ai horreur des femmes qui poussent des cris hystériques.
MARINA (avec un rire écœuré). Le pauvre homme ! Devoir subir les cris d’une folle ! (Elle en retombe à plat ventre par terre de rire.) Quel sort pitoyable que le vôtre ! (Elle rit, mais très vite son rire se transforme en sanglots convulsifs.)
LE PROFESSEUR (toujours debout, la regardant avec mépris). La voilà qui pleure, maintenant ! Vous croyez que ça sert à quelque chose ?
MARINA. Pleurer, ça sert à pleurer ! (Elle sanglote, puis se calme un peu et s’agenouille. Des larmes ruissellent sur ses joues.) Et puis, ça réchauffe. Avez-vous remarqué, Professeur, que les larmes sont toujours chaudes ? (Elle parle très doucement maintenant, prend des larmes entre ses doigts comme pour les examiner, les regarde dans sa main.) C’est bizarre : pourquoi les larmes sont-elles chaudes ? D’où vient cette chaleur ? Elle ne peut venir que de mon corps, pourtant tout est froid en moi. Et pour quelle raison la nature a-t-elle voulu que les larmes soient chaudes ?
LE PROFESSEUR. (qui s’est assis). On nage en pleine métaphysique ! Pourquoi Dieu a-t-il voulu que les larmes soient chaudes ?
MARINA (douce). Je ne vous parle pas de Dieu. Mais c’est bien que les larmes soient chaudes. C’est bon ! Ça me rappelle les douches brûlantes que je prenais avant la guerre. Ces douches qui embuaient la salle de bains ! Je donnerais tout, tout et plus encore, pour une douche fumante.
LE PROFESSEUR. « Tout et plus encore » : je me demande bien ce que vous auriez à donner, mon petit. A part les vêtements que vous portez, vous ne possédez rien. Et qui voudrait de vos vêtements ?
MARINA (avec un frisson). Je ne me séparerais pas de mes vêtements pour un empire !
LE PROFESSEUR. Ça tombe bien. On ne vous en propose pas.
MARINA. Pourquoi êtes-vous si dur avec moi, Professeur ?
LE PROFESSEUR (qui se lève, va vers elle, lui prend les mains et la fait se relever avec douceur, en gardant ses mains dans les siennes). Je ne suis pas dur avec vous. J’essaie seulement de vous mettre un peu de plomb dans la cervelle.
MARINA (avec un sourire). Autour de la ville, je connais beaucoup de Barbares qui pourraient s’en charger.
LE PROFESSEUR. Ce n’est pas drôle, Marina. (Il tient toujours ses mains. La scène est très douce.)
MARINA. Pourquoi ne pas mourir, Professeur ?
LE PROFESSEUR. Ce n’est pas facile de mourir.
MARINA. Mais si. Vous savez comment ils font, ceux qui veulent mourir ? Ils mettent leurs plus beaux vêtements et ils vont se promener à découvert au milieu de la grand-place, jusqu’à ce qu’un Barbare les tue.
LE PROFESSEUR. Vous n’avez pas de beaux vêtements, Marina.
MARINA (avec un sourire). Je crois que ce détail ne dérangerait pas les Barbares.
LE PROFESSEUR. Mais moi, ça me dérangerait.
MARINA (riant). Ça vous dérangerait que je meure avec de vilains vêtements ?
LE PROFESSEUR. Ça me dérangerait que vous mouriez.
MARINA. Pourquoi ? Vous ne devriez plus brûler vos chers livres. Vous seriez enfin tranquille.
LE PROFESSEUR. Je vous aime bien, Marina.
MARINA. Si vous m’aimez bien, vous devez vouloir que je me sente mieux.
LE PROFESSEUR. Je vous vois venir. Je veux que vous vous sentiez mieux, mais si je brûle tous les livres trop vite, avec quoi ferons-nous du feu, demain ?
MARINA (comme une évidence). Demain nous serons morts.
LE PROFESSEUR. Ce n’est pas sûr.
MARINA. Ne suffit-il pas que cette possibilité existe ?
LE PROFESSEUR. Non.
MARINA. Si. Imaginez qu’une bombe nous tue ce soir. Les livres seraient détruits en même temps que nous, pour rien. Quel gaspillage !
LE PROFESSEUR. Et imaginez qu’aucune bombe ne nous tue ce soir, et que, demain, nous n’ayons plus aucun livre, pour les avoir tous brûlés. Ce serait affreux, non ?
MARINA. Non. D’abord parce qu’il y aurait eu une flambée sublime, de la chaleur pendant au moins deux heures. Ensuite, parce que je n’aurais plus aucune rage à l’idée de mourir. Voyez-vous, ce qui me rend folle, depuis que je vis ici, c’est qu’on pourrait me tuer avant d’avoir brûlé le dernier livre.
LE PROFESSEUR. Raison de plus pour que je les économise. Je ne veux pas que vous vous suicidiez, Marina. À présent, j’ai bien compris : quand nous aurons brûlé le dernier livre, vous irez vous promener sur la grand-place.
MARINA. Et en quoi ma vie vous est-elle nécessaire ?
LE PROFESSEUR. C’est à vous qu’elle est nécessaire.
MARINA. Pour quoi faire ? Vous avez vu à quoi je passe mes journées ? Je vous assure qu’avec ce froid, je serais incapable de faire autre chose.
LE PROFESSEUR. Marina, on ne peut pas exclure l’hypothèse que la guerre se termine un jour et que vous soyez encore en vie à ce moment-là. Je reconnais que les chances sont minces mais, pour parler votre langage, ne suffit-il pas que cette possibilité existe ?
MARINA. J’y ai pensé.
LE PROFESSEUR. Eh bien ?
MARINA. Je m’arrangerais pour avoir toujours chaud, mais je ne ferais rien de ma vie. À cause de cette guerre, je n’aurai jamais envie de construire quoi que ce soit. Ce qui me fait rêver, c’est la chaleur, pas la vie. Comment pourrais-je tenir à la vie, depuis que je connais sa vraie nature ?
LE PROFESSEUR. Sa vraie nature ! Comme si vous la connaissiez !
MARINA. Mais, Professeur, je n’ai envie de rien, à part d’avoir chaud !
LE PROFESSEUR. Évidemment. Quand vous aurez chaud, vous aurez envie de mille choses. C’est ce qu’on appelle la hiérarchie des besoins.
MARINA. Et dites-moi donc ce que je ferai de ma vie.
LE PROFESSEUR. Vous finirez vos études.
MARINA (riant). Exaltant !
LE PROFESSEUR. Vous vous marierez, vous aurez des enfants.
MARINA (riant). De mieux en mieux !
LE PROFESSEUR. Toutes les femmes font ça.
MARINA (riant). Quel argument éblouissant !
LE PROFESSEUR. Et alors ? Vous vous croyez différente des autres ?
MARINA. Je n’en ai aucune idée. Mais, à supposer que cette guerre se termine, je ne peux pas imaginer qu’une femme puisse encore vouloir mettre un enfant au monde.
LE PROFESSEUR. Ça n’a aucun sens de dire ça maintenant. Avant la guerre, quelle était votre ambition ?
MARINA. Tomber amoureuse.
LE PROFESSEUR. Soyez heureuse ! C’est arrivé.
MARINA (avec un rire amer). Alléluia !
LE PROFESSEUR. Et vous vouliez avoir des enfants, n’est-ce pas ?
MARINA. Je suis incapable de m’en souvenir. Mais peu importe ce que je désirais avant la guerre. Une chose est sûre ; je ne serai plus jamais comme j’étais avant la guerre.
LE PROFESSEUR. Ce n’est pas sûr du tout.
MARINA (choquée). Ça l’est ! Ce serait ignoble que quiconque puisse redevenir comme avant.
LE PROFESSEUR. C’est pourtant ce qui se passera. C’est ce qui se passe après toutes les guerres.
MARINA. Raison de plus pour que je ne vive pas. Ça me rendrait malade de voir ça !
LE PROFESSEUR. Mais non. Vous dites ça maintenant parce que vous avez vingt ans, parce que vous êtes maigre et en mauvaise santé. Quand vous serez une matrone replète, vous trouverez tout ça très bien.
MARINA (qui arrache ses mains de celles du professeur et se retourne à cent quatre-vingts degrés). C’est abominable, ce que vous dites !
LE PROFESSEUR. C’est ce qu’on appelle la vie, mon enfant.
MARINA. Si c’est ça, je ne veux pas la connaître !
LE PROFESSEUR (qui vient contre elle et l’enlace par-derrière). Mais si, vous voulez la connaître.
MARINA. Plutôt crever ! (Le professeur pose ses lèvres dans son cou.) Non. (Voix lasse, pas exaspérée ; le professeur continue.) Non ! Non ! (Elle se dégage. Elle est plus désespérée que révoltée.)
LE PROFESSEUR. Pourquoi non ?
MARINA. Parce que je ne vous aime pas. (Comme une petite fille qui boude.)
LE PROFESSEUR. Qui vous parle d’amour ?
MARINA. Moi. Je suis amoureuse de Daniel.
LE PROFESSEUR. Ce n’est pas vrai. Si vous étiez amoureuse de Daniel, vous voudriez vivre.
MARINA (se retournant vers le professeur avec un air amusé). Parce que vous y connaissez quelque chose à l’amour, vous ?
LE PROFESSEUR. Et vous ?
MARINA. Moi, je suis sûre de savoir ce que c’est.
LE PROFESSEUR. (la singeant avec une voix simplette). « Moi, je suis sûre de savoir ce que c’est. » Vous êtes prétentieuse comme les gamines de votre âge. Vous seriez grotesque si vous n’étiez pas si touchante. (Il s’approche d’elle, elle recule.)
MARINA. Je pensais que j étais trop maigre pour être désirable.
LE PROFESSEUR. En effet. Curieusement, je ne vous en désire que plus.
MARINA. Moi, je ne vous désire pas.
LE PROFESSEUR. Vous ne direz plus ça quand vous serez dans mes bras.
MARINA. Je n’y serai pas.
LE PROFESSEUR. La guerre ne vous a-t-elle pas encore appris le droit du plus fort ? Vous êtes chez moi, vous avez trop froid pour partir, vous savez bien qu’il n’y a pas d’échappatoire, (Jusque-là, il avançait et elle reculait. À cet instant, elle s’arrête.)
MARINA. Bon. Après tout, j’ai bien tort de refuser. Il n’y a rien de tel pour se réchauffer.
LE PROFESSEUR. Et cette cynique se prétend amoureuse ! (Rire.)
MARINA. Je suis amoureuse. Ce que vous allez me faire n’a rien à voir.
LE PROFESSEUR. C’est ça. (Voix haut perchée.) « Monsieur, vous aurez mon corps, vous n’aurez pas mon âme », n’est-ce pas ?
MARINA. Je me fiche de ce que vous aurez. Moi, j’aurai chaud, et c’est ce qui compte. (Elle s’avance vers lui à petits pas.) Il me tarde d’être entre vos bras pour sentir la chaleur de votre corps. Ce n’est pas vous qui abuserez de moi, c’est moi qui abuserai de vous.
LE PROFESSEUR (avec un rire condescendant). Vous allez abuser de moi ? Et comment comptez-vous vous y prendre ?
MARINA (continuant à s’approcher à très petits pas. Le professeur commence imperceptiblement à reculer). Je me laisserai faire. (Voix neutre, implacable, mais sans aucune agressivité.) Vous verrez, ça commencera à me plaire dès la première seconde, et ce sera pour de vrai. (Sourire ineffable.) Mais ce ne sera pas pour la raison que vous supposez. Voyez-vous, Professeur, à l’instant où vous me prendrez dans vos bras, je cesserai de souffrir, parce que votre ventre sera tiède.
LE PROFESSEUR (sec). Vous vous figurez que j’ai chaud ?
MARINA. Vous êtes plus chaud que moi, cela seul compte. Vous me ferez l’effet d’être brûlant, et je recueillerai votre température partout où il y a de la chair sur moi.
LE PROFESSEUR (reculant avec une grimace perplexe). Il y a de la chair sur vous ?
MARINA (se mordant la lèvre). Ma peau suffira. On peut jouir avec sa peau. D’ailleurs, il y a des jours où je me dis que l’on peut jouir avec n’importe quoi.
LE PROFESSEUR. N’importe quoi, c’est moi ?
MARINA. Ce peut être vous, pourvu que je vous méprise – et sur ce point, n’ayez aucune crainte. (Sourire angélique.) Mon visage sera celui du plaisir, mon corps s’abandonnera, et vous croirez que vous êtes un bon amant ; mais pour moi vous ne serez rien d’autre qu’une bouillotte, à supposer que vous soyez un bon amant, l’emprise de la chaleur l’emportera tellement sur les autres... sensations (rire frais) que je ne les remarquerai même pas. (Elle éclate d’un rire enfantin, comme si elle venait de trouver une merveilleuse plaisanterie.) Pourquoi reculez-vous, Professeur ? Vous n’avez plus envie de moi ? (Elle a pour lui un sourire tendre.)
LE PROFESSEUR. Vous avez donc froid à ce point ?
MARINA. C’est maintenant que vous le remarquez ?
LE PROFESSEUR. C’est maintenant que j’en mesure toutes les conséquences. Vous êtes devenue monstrueuse.
MARINA (ingénue, délicieuse). Je ne suis plus jolie ?
LE PROFESSEUR. Vous êtes belle. Vous êtes démoniaque.
MARINA. Depuis le temps que je suis en enfer, comment ne serais-je pas devenue démoniaque ? L’enfer, c’est le froid, et si vous saviez combien le froid s’est installé au fond de moi ! Un corps glacé, ça n’a qu’une seule idée, c’est de trouver quelque chose de chaud, n’importe quoi, et de s’y agripper, d’absorber sa chaleur, de la lui prendre. Ces quelques degrés qui ont creusé un tel gouffre entre vous et moi, qui font de vous un être humain et de moi un animal en enfer (elle crie le mot « enfer »), je vous les arracherai ! Vous verrez ce que ce sera, alors !
LE PROFESSEUR (qui arrête de reculer, calme et grave). Non.
MARINA. Quoi, non ? Vous n’avez plus envie ?
LE PROFESSEUR. Si. Mais les quelques degrés qui me séparent de vous me font dire non. Je ne vous veux pas comme ça.
MARINA (avec un rire méprisant). Quelle est cette vertu soudaine ?
LE PROFESSEUR. Ça n’a rien à voir avec de la vertu...
MARINA. Laissez-moi deviner : vous vouliez que ce soit vous, le méchant, n’est-ce pas ? Vous vouliez que ce soit moi, la victime ? Le problème, c’est que je n’ai pas du tout envie d’être la victime, et que j’ai même très envie d’être la méchante. Et c’est ça qui vous déplaît, n’est-ce pas ? Eh bien moi, si ça vous déplaît, ça me plaît encore plus ! (Elle est à présent le long de son corps, elle a un sourire démoniaque. Il reste de marbre.)
LE PROFESSEUR. Non, Marina. Faites comme Daniel, votre bien-aimé : allez à l’Université et collez-vous aux tuyaux de la bibliothèque facultaire.
MARINA. Pourquoi irais-je me coller à des tuyaux alors que je vous ai le long de mon ventre ?
LE PROFESSEUR. Les tuyaux seront chauds plus longtemps.
MARINA. Les tuyaux n’iront pas en enfer, et moi j’ai besoin, besoin que vous alliez en enfer ! Je n’aurai vraiment chaud que si vous avez froid comme j’ai froid. Pour que vous sachiez ce que c’est ! J’ai besoin que vous soyez humilié de m’avoir méprisée.
LE PROFESSEUR. Je n’aurais jamais cru que vous étiez comme ça.
MARINA. Moi non plus.
LE PROFESSEUR. Quelle satisfaction obscure trouvez-vous à ce petit jeu, Marina ?
MARINA. Je ne sais pas, mais je me comprends. Et vous, Professeur, à quelle fascination obscure allez-vous succomber, quand vos bras se refermeront sur moi ?
LE PROFESSEUR (la prenant dans ses bras, sans serrer fort). Je ne sais pas, et je ne comprends pas.
MARINA. C’est normal : vous n’avez pas encore l’habitude de l’enfer.
Elle le regarde dans les yeux avec un sourire angélique. Elle irradie. Il la serre de plus en plus fort, puis leurs bouches se mesurent. Ils ont l’air terriblement amoureux l’un de l’autre, ce qui rend la scène encore plus horrible.